4 juin 2025
Avant de quitter la Bretagne, je passe par Rennes. Clément MABI et Sébastien SCHULZ m’y attendent, mon projet les intrigue, et le leur m’intéresse énormément.
Au sein de l’INSA Rennes (Institut National des Sciences Appliquées), Clément MABI a initié un programme de réflexion sur l’ingénierie durable, à travers le Laboratoire fabrique de pensée critique science, technologie, société et environnement, ou LFPC.
Début du LFPC
Le LFPC a été créé il y a un an, en octobre 2024 entre-autres par Clément MABI, professeur junior en science de l’information et de la communication spécialisé dans l’étude des transformations démocratiques de l’ère numérique. Il étudie notamment les liens entre technologies et pouvoir d’agir dans le contexte de la transformation numérique de l’action publique. Recruté par une chaire de professeur junior en juillet 2024, il a été missionné par Vincent Brunie, le directeur de l’INSA Rennes pour former ce qu’il appelle “l’ingénierie de transitions”. C’est ainsi que ce labo a vu le jour, avec un projet ambitieux de par sa radicalité : repenser l’ingénierie pour y intégrer des questions de soutenabilité.
L’équipe de Clément compte désormais, en plus de lui, 2 enseignant-es-chercheu-ses et un doctorant en sociologie : Maël Goumri, Anne Rumin, et Irénée Régnauld.
Maël Goumri étudie les enjeux éthiques des choix technologiques. Il est spécialiste des transitions énergétiques, avec une expertise sur l’hydrogène, le nucléaire, l’éolien en mer et les risques industriels majeurs. Ses recherches analysent les tensions entre décisions politiques, innovations technologiques et acceptabilité sociale des infrastructures énergétiques.
Sébastien Schulz est titulaire d’une chaire sur l’innovation frugale. Ses travaux portent sur les enjeux démocratiques, industriels et écologiques des technologies numériques. Il s’intéresse notamment aux tensions entre modèles industriels privatisés et alternatives collectives, ainsi qu’aux logiques de régulation et aux formes d’appropriation citoyenne des infrastructures numériques. Aujourd’hui, Sébastien n’est plus au LFPC, il travaille en tant que chargé de recherche au CNRS.
Anne Rumin a été recrutée comme chercheuse post-doctorante en sciences politiques au sein du LFPC, après une thèse à Sciences Po sur “L’écologie politique face à l’effondrement systémique. Enquête sur la collapsologie et ses interprétations politiques”. Elle n’y est pas encore lorsque j’y viens, début juin 2025, c’est elle qui remplacera Sébastien Schulz.
Irénée Régnauld a co-fondé l’association “Le Mouton Numérique” et a créé le blog “Mais où va le web ?”. C’est aussi l’auteur du livre “Technologies partout, démocratie nulle part” : autant dire, il est à l’origine de pas mal de pointures technocritiques. Il s’intéresse aux tension entre régulation éthique, contraintes technologiques et stratégies de légitimation des entreprises du secteur technologique.
Le projet LFPC en détail
Au sein du LFPC, Clément, Anne, Maël et Irénée s’intéressent à la fois à celles et ceux qui conçoivent et développent des solutions alternatives, et cherchent comment penser globalement ces solutions, dans toute leur durée de vie : de la conception au démantèlement. Ce qu’ils et elle veulent, si je reprends mot pour mot ceux de Clément, c’est “Changer en creux l’ingénierie pour qu’elle prenne en compte aussi la fin de vie des objets et leur durabilité”.
Surtout, ils et elle veulent intégrer les sciences sociales à l’ingénierie. C’est à dire, penser les questions de soutenabilité à travers un contexte culturel, politique, social, environnemental (au sens large)… Clément m’explique : “parce que si on s’arrête purement à l’angle écologique, on se retrouve dans l’hyper-optimisation or il y a aussi des questions sociales ou de contrainte de l’usage. En gros, on ne peut pas par exemple utiliser des dark pattern pour contraindre à un usage qu’on qualifierait de sobre ou plus désirable environnementalement, il faut être capable de penser la soutenabilité aussi comme une question sociale, politique et même cognitive”. Pour illustrer le propos, Clément me dit, avec ironie “Parcoursup, par exemple : le gouvernement se demande encore pourquoi ça n’a pas pris, alors que l’algorithme est super..!”
Et cela passe par 3 chantiers.
1er chantier du LFPC : Changer les cours d’ingénierie
En premier lieu, ils et elle cherchent à transformer l’INSA Rennes et sa pédagogie pour y intégrer les enjeux de soutenabilité. L’idée serait d’intégrer à l’INSA à la fois par de nouveaux cours dédiés à l’ingénierie responsable, mais aussi de parler des enjeux du numérique, directement dans les cours existants.
On en reparle juste après, dans le troisième volet, mais il y aurait aussi un enjeu de créer plus de passerelles entre les organisations engagées et les élèves de l’INSA. L’une des grandes questions du labo, c’est “Comment créer des partenariats durables avec des acteurs durables ?” Clément me parle de l’effet TINA (pour “There Is No Alternative”) : aujourd’hui, les étudiants et étudiantes sont bien plus conscient-es et formé-es aux enjeux actuels mais ils et elles ne savent pas quoi faire de cette lucidité. D’expérience, je me dis que c’est notamment parce que les organisations qui proposent des alternatives sont peu développées, ou n’ont pas suffisamment d’argent pour accueillir des stagiaires ou alternant-es. Surtout, parce que le monde éducatif en France n’est pas encore assez mature dans les questions de soutenabilité, pour rendre systématique ces nouvelles possibilités, il faut sortir de la norme des autres écoles, et de celle du profit avant tout, et ça demande une bonne dose de courage et de conviction. Clément conclut : “C’est hyper violent de fonctionner comme ça : dire aux gens “attention, ça craint” et de continuer à ne pas leur proposer d’alternative”.
Grâce au LFPC, on aura donc des promos de jeunes ingénieur-es conscients et conscientes des enjeux du numérique, et qui auraient déjà des clés pour mettre leurs compétences au service des enjeux actuels, dès la sortie de l’école, et même pendant leur cursus.
2ème chantier du LFPC : La partie recherche
Tous les 3 sont certes des enseignants, mais ce sont aussi des chercheurs. Le deuxième objectif de LFPC est donc de faire de la recherche, avec l’objectif d’être évalué par le HCERES (le Haut Conseil d’évaluation de la Recherche et de l’Enseignement) dans 5 ans.
La partie recherche du labo s’articule autour de 2 axes : IA & Société ; et Ingénierie & Soutenabilité.
L’axe IA & Société questionne la soutenabilité de l’IA et se demande comment intégrer les questions de justice sociale et les enjeux environnementaux dans l’ingénierie.
L’axe Ingénierie & Soutenabilité questionne l’innovation technologique et la frugalité dans l’ingénierie, en développant notamment deux sujets : l’énergie et le numérique responsable.
3ème chantier du LFPC : L’INSA et les territoires
Enfin, le troisième volet du labo a pour objectif de repenser les relations entre l’INSA et les territoires. Cela rejoint les autres points, en se posant des questions comme : Comment faire de la recherche avec la société ? Et qu’est-ce que ça veut dire, déjà ? Comment créer des partenariats qui tiennent sur la durée et permettent aux étudiants et étudiantes de se projeter vers un avenir professionnel durable désirable ? Que signifie transformer l’environnement dans lequel on évolue ? Par exemple : pourquoi l’environnement ingénieur attire essentiellement des gars, alors qu’il y a environ 60% de bachelières en S ? Et donc, comment créer un environnement qui donne aussi envie aux femmes ?
Pour apporter des réponses concrètes à ces question, le LFPC a recruté une post-doctorante en théorie politique. Elle va réfléchir à comment la question du numérique responsable a été emparée au sein du territoire rennais et étudier un ou deux cas où il s’intègre pleinement. Elle aura aussi pour mission de monter et rendre durable une communauté de recherche sur ces questions, notamment autour d’un séminaire tous les mois (le premier s’étant passé il y a quelques jours au moment où j’écris ces mots, toute la programmation des prochains séminaires est dispo ici) regroupant à la fois des ingénieurs, des expert-es en sciences sociales, ainsi que potentiellement d’autres acteur-ices (des étudiant-es, des militant-es…) pour que ces acteurs et actrices se rencontrent, se connaissent, présentent leurs projets, réfléchissent à ces questions de numérique responsable et montent des projets ensemble.
Les petites discussions en plus…
Evidemment, la discussion a porté sur d’autres sujets, relatifs au LFPC mais indirects à sa définition. Et puisque que c’est aussi ce que je voulais, des discussions ouvertes et informelles, je vous retranscris leur substentique moelle.
La thèse de la non-neutralité de la technique
J’ai eu l’impertinence de dire que “le numérique, en soit, c’est neutre : ce qui impacte, c’est ce qu’on en fait… en vrai… non ?”.
Non. Bien entendu ;)
Une techno n’en vaut pas une autre, c’est la thèse de la non-neutralité de la technique. Clément m’explique : “On dit souvent que le problème c’est pas l’arme, le problème c’est le “bad guy”, sauf que le “bad guy”, tu lui donnes un pistolet à plomb ou un fusil d’assaut avec mitrailleuse et triple chargeur, ça n’a pas le même impact sur une foule… La matérialité compte. Mais une fois que t’as dit ça, t’as pas tout dit, nous on porterait plutôt l’hypothèse qu’il faut casser la dichotomie conception vs usage”. Il n’y a pas les problématiques de conception d’un côté et celles d’usage de l’autre, il faut essayer de penser des continuums plutôt que des dichotomies. En gros, il faut garder en tête que la conception influence l’usage et vice versa. Ca plaît bien à la designer que je suis, cette vision. Une des pistes de réflexion du labo, c’est d’aller regarder le rôle du milieu : comment la connaissance circule, se construit, autour des politiques publiques par exemple. Il faut essayer de voir la technique comme un fait social et se demander comment les gouvernances peuvent avoir un rôle sur la conception et orienter les usages. J’ai tout de suite fait un rapprochement avec la low-tech dont j’avais écrit un article quelques semaine avant, et ce que Gauthier Roussilhe appelle le numérique situé.
Bon. Donc clairement, la technique (et le numérique) n’auront pas du tout le même impact selon leur conception, d’où l’importance d’avoir des concepteurs et conceptrices qui sont conscients aussi des enjeux sociaux et environnementaux.
Ecologisation du capitalisme numérique 🥴
Et justement, en terme d’impact neutre, positif ou négatif, il y a un truc étrange : c’est les grosses entreprises capitalistes qui se mettent à faire de l’écologie. Sébastien Schulz est intarissable sur le sujet : c’est celui de sa thèse.
Parce que, on ne va pas se mentir, “globalement, l’industrie du numérique n’en a que faire des limites environnementales” (c’est pas moi qui le dit, c’est Sébastien Schulz).
Là, il me fallait une définition. On appelle “capitalisme numérique” un système économique structuré autour de grandes entreprises (industrielles, comme Google pour ne pas le citer), dont l’objectif est d’augmenter leur profit autour du monopole de technologies numériques. On parle de capitalisme de plateformes quand ces technologies c’est des plateformes, de capitalisme de données quand ce sont des données…
Sébastien essaye de comprendre pourquoi et comment ces grandes entreprises capitalistes intègrent les questions environnementales dans leur modèle. Il se demande : est-ce que c’est envisageable, un capitalisme numérique écolo ? Ou est-ce que c’est complètement absurde ? Faire plus sobre, plus raisonné, c’est assez loin des discours des capitalistes numériques et de leur modèle d’affaire. Et pour autant, ils commencent à faire des petits pas pour se rendre écologiques… Pourquoi ?
Je suis dubitative : “Ils essayent d’intégrer de l’écologie..?”
Sur Google Maps, par exemple, il y a une petite option avec la feuille verte qui te permet de faire le trajet le plus écologique. Apple, Meta, etc, ont tous des rapports d’activité en faveur de l’environnement, ils ont des propositions fortes pour décarboner leurs activités, notamment fournir leurs data centers à l’énergie solaire… Alors, évidemment, la question est de savoir si ce n’est que du green washing ou s’il y a un peu d’authentique là-dedans.
Ce qu’étudie en particulier Sébastien c’est le conflit autour du droit à la réparabilité des services numériques ; la tension qu’il y a entre les acteurs dont leur modèle économique est basé sur la vente, qui vont dont avoir tout intérêt à ne pas rendre réparable leurs produits, et d’autres acteurs qui cherchent à rendre ces objets plus réparables pour qu’ils soient plus durables.
Si cela vous intéresse, Sébastien met en accès libre ses publications et ses cours sur son blog : https://sebastienshulz.wordpress.com/. Il y parle des sujets énoncés plus haut, et de pleins d’autres, comme le travail, les communs numérique, grève et démocratie … Vous y trouverez même le lien vers sa chaîne YouTube !
Concrètement / la suite :
Quand je vais les voir, en juin 2025 donc, le labo vient d’être créé. Le séminaire de lancement a d’ailleurs eu lieu quelques semaines avant, rassemblant des personnes de l’école et des personnes extérieures (chercheuses chercheurs, directeurs directrice de d’autres instituts…). Pour le moment, Clément, Sébastien et Maël développent le projet intellectuel, puis ils et elle commenceront la phase de transformation du département en construisant les formations. La feuille de route va jusqu’à 2030, d’ici-là, il y a de quoi s’occuper !
Pour aller + loin :
- La présentation du LFPC réalisée en janvier 2025 par Clément : https://www.ietr.fr/sites/www.ietr.fr/files/medias/files/MABI.pdf
- Mettre les technologies à “leur juste place”, Clément MABI (2024) : https://journals.openedition.org/reset/5008
- Quel(s) numérique(s) pour la démocratie ?, Clément MABI (2021) : https://shs.cairn.info/revue-cahiers-de-l-action-2021-1-page-89?lang=fr&ref=doi
- Le blog de Sébastien : https://sebastienshulz.wordpress.com/
- Le mouton numérique, un “collectif de réflexion technocritique sur les enjeux que posent les technologies à nos sociétés” : https://mouton-numerique.org/
- Mais où va le web ?, le blog de Irénée Régnauld : https://maisouvaleweb.fr/