La vie sur Eigg : laboratoire d’exploration d’une nouvelle société
Située dans les îles Small, à l’ouest de l’Ecosse, il faut environ 5h de train au milieu de nulle part depuis Glasgow, puis 2h de ferry pour rejoindre cette petite île de 120 habitants. Ici, tout fonctionne à la confiance : maisons comme magasins, rien n’est jamais fermé; tu peux laisser tes affaires dans un coin, elles y seront toujours quelques jours plus tard, à moins que quelqu’un ne te les aies rapportées directement chez toi. J’ai très rapidement pris l’habitude de saluer chaque personne que je croise. Avec seulement 120 habitant.es, tout le monde connaît tout le monde, les informations passent donc bien souvent à l’oral.
Les habitant.es de l’île l’ont rachetée en 1997. Ils et elles jouissent donc d’une certaine indépendance par rapport à la “main land”, la terre principale. Des responsables (appelé.es directeurs et directrices) sont nommé.es tous les 4 ans pour coordonner les différents points importants de l’île : électricité, relations avec la main land, économie locale, vie au sein de l’île…
L’île a été pensée pour une vie confortable, tout en gardant son authenticité d’antan. Il y a par exemple deux musées : un musée sur la faune et la flore de Eigg ainsi que son histoire; l’autre musée est une ancienne maison ayant appartenu à une femme qui a vécu jusqu’à la fin des années 90 dans une maison des années 60-70, vrai témoignage d’une autre époque, pas si lointaine.
La vie sociale est portée par des lieux spécialement pensés pour la rendre facile et agréable : des bancs et chaises sont posés à côté du shop pour permettre de se poser, et discuter en observant les allées et venues du postier de l’île, de celleux qui viennent acheter leurs provisions, et des quelques touristes arrivant par bateau juste à côté. Collé au shop, il y a le Galmisdale Bay Cafe, Bar & Restaurant qui s’appelait Tea Room avant et que tout le monde continue d’appeller Tea Room. C’est l’endroit où on se rencontre plus ou moins fortuitement, devant un café servi dans un gros mug. Il y a aussi le Community Hall, sorte de salle polyvalente pensée hyper intelligemment, qui peut faire salle de réception, cuisine, piste de danse, cinéma, espace détente ou encore théâtre. Le Community Hall est souvent occupé par des évênements organisés spontanément par un ou une habitant.e. Avec Paul, nous avons par exemple organisé un Fest Noz pour faire découvrir la culture bretonne.
L’électricité à Eigg, une histoire de contraintes et d’indépendance
L’électricité est arrivée sur Eigg 10 ans après la majeure partie du reste de l’Ecosse. Je me dis que c’est aussi grâce à ce décalage que les infrastructures, même les plus vieilles, sont aussi efficaces, jouissant des dernières technologies de l’époque. Au départ, c’était surtout des générateurs individuels, coûteux et inefficaces, puis, sous l’impulsion d’un couple vivant sur l’île, ne connaissant alors pas grand chose à ce domaine, un grand projet d’électrification commune voit le jour.
Plusieurs contraintes vont dessiner la configuration électrique actuelle. Il y a bien sûr la situation insulaire de Eigg : dérouler des câbles marins depuis la main land serait bien trop coûteux. C’est l’une des raisons principales de l’autonomie totale de l’île, bien que cette indépendance soit en accord certain avec l’esprit des insulaires. Pour préserver la beauté naturelle et sauvage de l’île, les câbles sont enterrés, on en oublie presque leur existence.
En février 2008, Eigg est l’un des premiers endroits sur Terre (peut-être même le premier) à produire entièrement sa propre énergie électrique 24h/24, grâce à quatre sources d’énergie : le vent (4 éoliennes de 6 kW), l’eau (3 hydroliennes de 100, 5 et 6kW) et le soleil (un réseau photovoltaïque de 170kW) constituent les 95% de la production, les 5% restants sont générés par deux générateurs diesel de 64 kW, pour subvenir aux besoins lorsque les sources renouvellables sont trop faibles ou lors des maintenances. Cette énergie est stockée dans une banque de batterie pouvant alimenter l’ensemble de l’île jusqu’à 24h sans apport.
Il faut dire que la situation géographique de l’île favorise ces sources d’énergie : entourée d’eau, elle a surtout plusieurs sources d’eau douce coulant depuis l’An Sgurr. Evidemment, le vent particulièrement fort (l’Ecosse tient bien sa réputation !) est parfait pour les éoliennes. Et si l’on pourrait croire que dans cette zone où le soleil est souvent capricieux, les panneaux photovolaïque sont inefficaces, ils prennent tout leur sens en été, et même pendant mon séjour où il a fait beau presque tous les jours.
Utiliser 3 sources (+1) est ainsi très bénéfique : qu’importe la météo, le jour comme la nuit, les habitant.es peuvent utiliser jusqu’à 5kW en même temps, ce qui permet largement de subvenir à tous les besoins, sans réelle contrainte ressentie. En effet, m’explique Hilda, même s’il faut parfois s’organiser différemment (ne pas utiliser le lave-linge en même temps que le four et le sèche-cheveux), l’habitude vient très vite, et on ne se rend même plus compte de la limite des 5kW.
Lorsqu’il y a trop d’électricité produite (car, oui, cela arrive, et plus souvent qu’on ne l’imagine), le surplus est utilisé pour chauffer les bâtiments communautaires.
Eigg a commencé 10 ans après le reste de l’Europe, aujourd’hui, elle est totalement dans l’air du temps. Quand je suis arrivée, des bornes pour voitures électriques finissaient tout juste d’être installées sur l’île.
Le numérique comme lien avec le continent
Je pensais découvrir ici un numérique ultra sobre, peu demandeur en ressources et notamment en énergie, puisqu’elle n’émane que de ce que Eigg peut produire. Je comprends en arrivant que, bien que les habitants et habitantes sont bien plus conscients des limites planétaires, l’île étant effectivement soumise aux intempéries et les contraintes d’électricité faisant partie intégrante de la vie sur Eigg, l’énergie demandée par la plupart des terminaux numérique est moindre que celle de nos appareils électroménagers, la limitation énergétique s’applique donc principalement sur ces derniers, et non sur les divers appareils numérique.
En fait, la puissance de l’infrastructure énergétique ne limite pas tellement le numérique, celui-ci est donc utilisé comme en moyenne dans les pays européens.
Surtout, le numérique accentue le lien avec la main land. Il rend possible le télétravail, favorise la communication avec les familles habitant les grandes villes, permet aux habitant.es d’accéder à des denrées qui ne sont pas vendues sur Eigg. C’est d’ailleurs ce qui m’a permis de prendre contact avec Camille pour lui expliquer mon projet avant ma venue.
Le numérique, soutien à la vie communautaire
Les outils numériques ne sont pas utilisés uniquement pour communiquer avec l’extérieur de l’île. Au sein même d’Eigg, ils sont pleinement intégrés à la vie quotidienne.
Hilda, la femme qui m’a gentillement accueilli pendant mon séjour, a 76 ans et sait très bien manier son IPhone, son Mac, sa liseuse Kindle et son IPad. Elle a une télé un peu perdue au milieu des piles de livres. Elle ne l’utilise jamais, et en voyant le film qu’elle a sans cesse devant ses fenêtres, je comprends bien pourquoi ! Ces outils lui permettent de communiquer avec sa famille, commander ce qu’elle ne peut pas se procurer directement sur l’île, lire des livres de tous horizons et se tenir informée sur le monde.
Pour communiquer entre habitant.es, le numérique est, là aussi, très utile. L’île faisant environ 8km de longueur, la voiture est souvent utilisée pour les déplacements (la culture du lift, est très répandue, on m’a souvent proposé de me déposer quand je marchais vers un bout de Eigg). Pour cette raison, il est souvent plus pratique d’appeler ou envoyer un message plutôt que de se déplacer. Même les réunions peuvent se faire en visio.
Toutes les informations internes à l’île passent par une mailiste commune. Chacun.e peut envoyer une proposition d’activité, une information qu’elle soit importante ou non, partager une actualité… C’est par cette liste que le postier transmet le document récapitulant les courriers et colis à venir chercher au Hall. C’est par cette liste également que nous avons proposé aux habitant.es de participer au Fest Noz.
Conclusion
En réfléchissant face à la fenêtre du train qui me ramène, toujours face à ces paysages magnifiques qui caractérisent l’Ecosse profonde, je me dis que ce voyage m’aura bien plus appris sur de nouveaux imaginaires que ce que j’imaginais.
Les habitant.es d’Eigg m’ont enseigné la coopération spontanée, et l’art de prendre son temps. J’ai trouvé leur rapport au numérique équilibré. Servant principalement à la communication avec le reste du monde, et comme support à la vie sur l’île, la présence du numérique était bien réelle mais plutôt discrète. Comme partout finalement, le numérique s’est imposé sur Eigg avec ses excès mais aussi ses apports.
Surtout, cette semaine m’a fait découvrir une nouvelle manière de faire société, plus horizontale, plus équilibrée. Eigg est une île d’indépendance, de contraintes et d’opportunités uniques qui porte dans son histoire l’autonomie et la volonté. Les questionnements et solutions que les habitant.es posent sont des inspirations pour nos autres sociétés, en France et ailleurs.
Elle montre qu’une société sereine et libre se construit sur la persévérance, la co-construction et demande à être sans cesse requestionnée avec justesse et lucidité.
Sources : En plus de mon séjour et de mes discussions à Eigg, cet article se base sur plusieurs sources externes.
- Le site The Isle of Eigg dont la dernière mise à jour date de janvier 2025 : http://isleofeigg.org/eigg-electric/
- Documentaire de Al Jazeera English sur l’électricité à Eigg, 8 novembre 2011 : https://www.youtube.com/watch?v=HMCgSf-QSKo
- “Eigg, l’île écossaise sauvage qui appartient à ses habitants”, article de National Geographic en date du 29 avril 2019 : https://www.nationalgeographic.fr/voyage/2019/04/eigg-lile-ecossaise-sauvage-qui-appartient-ses-habitants
Ps : Je n’ai pas dormi dehors ;). Après avoir toqué à quelques maisons (les habitants et habitantes de Mallaig sont adorables, au demeurant), on m’a conseillé un bed & breakfast juste à côté du port, je me suis dit qu’un bon lit et une douche ne seraient pas de refus et ai de fait passé une nuit très reposante !